Comment se nourrir sans revenus ? Cette question s’est imposée aux personnes fragilisées par la crise du covid19. La demande d’aide alimentaire a bondi et dans l’urgence, une mobilisation solidaire exceptionnelle s’est organisée. L’ampleur de la fracture alimentaire, mis en lumière par la crise, interroge la réinvention de notre modèle de solidarité alimentaire à l’avenir.
Si depuis trois mois, la lutte contre le coronavirus fait la une de l’actualité, une autre crainte est au centre des préoccupations de nombreux foyers : la faim. Dès les premières semaines du confinement, les demandes d’aide alimentaire ont connu une hausse sans précédent. Elle se chiffre à +40% de bénéficiaires en France par rapport à 2019 pour Les Resto du Cœur. Le Secours Populaire Français évalue une augmentation moyenne de 45% dans tout le pays, mais avec des pics de demande dans certains territoires, comme en Indre et Loire où la hausse est de +70%[i]. Ces 30 à 50% de bénéficiaires supplémentaires correspondent à 1,6 à 2,7 millions de personnes, qu’il faut ajouter aux 5,5 millions de bénéficiaires avant le confinement. Avec le déconfinement, la demande ne diminue pas. Cette crise nous a montré combien l’accès de tous à une alimentation suffisante est fragile. Face à ce constat, il nous semble important d’ouvrir le débat sur les enjeux de la solidarité alimentaire, à la lumière des actions mises en place durant la crise sanitaire.
La crise du covid-19 creuse la fracture alimentaire
Confinement et paupérisation : les causes de l’explosion de la demande d’aide alimentaire
Durant la crise, partout en Europe, de nouveaux profils de demandeurs d’aide alimentaire sont venus remplir les files d’attentes : travailleurs précaires, intérimaires, intermittents du spectacles, étudiants, migrants, femmes isolées avec enfants… Cette diversification des bénéficiaires s’explique par une paupérisation liée au confinement : en mai 2020, 31% des français déclaraient que leurs revenus personnels étaient impactés par la crise alors qu’avant la crise 1/3 des ménages avait déjà du mal à finir le mois[ii].
En effet, la crise économique a touché principalement des personnes déjà fragiles mais qui arrivaient à subvenir à leurs besoins avant le confinement : les personnes peu qualifiées ou en contrat court ont été plus touchées par le chômage partiel, les contrats d’intérim et les petits boulots se sont arrêtés. Les petits indépendants ont également vu leurs activités s’arrêter, sans aucune rentrée d’argent pendant trois mois. La baisse de leurs revenus les a fait basculer vers la précarité. Or, quand les revenus sont insuffisants, le budget alimentaire est la première variable d’ajustement : l’aide alimentaire a alors été la seule option.
De plus, la fermeture des cantines scolaires a eu un impact important et sous-évalué. En effet, les déjeuners scolaires, peu coûteux pour les plus modestes[iii], constituent pour certains enfants et adolescents le seul vrai repas de la journée. Les petits déjeuners gratuits à l’école, mis en place en 2019 et amenés à se généraliser dans tous les établissements des territoires prioritaires, participent à favoriser des dispositions favorables et égalitaires de concentration, en veillant à ce que tous les élèves commencent la journée le ventre plein. Ainsi, la restauration scolaire a, depuis sa création, un rôle sanitaire, social et d’éducation alimentaire important pour les 7 millions d’enfants y mangeant au moins une fois par semaine[iv]. La fermeture de plus de 500 restaurants universitaires a également mis en grande difficulté des étudiants, obligés de sauter des repas et dormir pour tromper la faim[v]. Durant le confinement, ces repas équilibrés et à bas coût ont été brutalement supprimés, imposant aux familles des dépenses alimentaires à la hausse. L’impact sur les plus modestes a été, de fait, très important, les faisant basculer très rapidement dans une précarité alimentaire.
Dans l’urgence une mobilisation exceptionnelle de l’aide alimentaire
Par ailleurs, dès le lendemain du confinement, l’accès à l’alimentation a été plus difficile notamment en raison de la fermeture de certains centres de distribution d’aide alimentaire. En effet, les seniors constituent, en France, une part importante et majoritaire du bénévolat ; étant également personnes « à risque » dans le cadre de l’épidémie de Covid 19, les associations ont dû faire face à un manque de bras bénévoles imposant régulièrement la fermeture des dispositifs d’accueil et de distribution d’aides. Dans un premier temps, les petites associations se retrouvent en première ligne. Ensuite, à la fin de la première semaine de confinement, les banques alimentaires, les fédérations du secours populaire, les Restos du cœur, l’Armée du Salut et d’autres s’organisent pour reprendre les distributions. Elles doivent se réorganiser pour trouver des bénévoles, s’approvisionner en denrées, organiser le respect des règles sanitaires, modifier sa logistique de distribution, … Puisant dans leurs stocks, accompagnées par les dons des entreprises (lien Nexity), elles ont été la clé de voute de la solidarité alimentaire face à une demande massive et immédiate.
Les collectivités territoriales sont intervenues en proposant des repas, des colis alimentaires ou des chèques alimentaires, comme à Brest pour les familles dont les enfants sont inscrits à la cantine à un tarif réduit, à Marseille où la cuisine centrale a été réouverte pour livrer 5 000 repas par jour, à Lille où des denrées ont été distribuées pour les enfants privés de cantine. A la cinquième semaine du confinement, l’Etat a annoncé un soutien financier de 39 millions d’euros pour l’aide alimentaire, dont une allocation de 105€ aux familles bénéficiant du RSA et de l’allocation de solidarité spécifique, qui sera distribuée sous forme de chèque d’urgence alimentaire. Une aide de 200€ sera également distribuée à posteriori aux jeunes de moins de 25 ans bénéficiaires des APL.
En parallèle, des initiatives locales ont émergé sur tout le territoire national, portées par des associations de lutte contre la pauvreté et des associations de quartiers. Par exemple, dans certaines métropoles (Paris, Lille, Lyon, Nantes, Rouen, Toulouse), des « brigades de solidarité populaires » auto-organisées ont préparé et distribué des repas et des colis alimentaires en complément d’autres actions solidaires (distribution de masques, de gels hydroalcoolique, soutien pédagogique). Des associations de quartier, comme le collectif Aclefeu à Clichy ont également pris part à cet élan solidaire, en distribuant des denrées données par des anciens des quartiers aujourd’hui grossistes ou vendeurs[vi]. A Marseille, le Syndicat des quartiers populaires de Marseille a réquisitionné le MacDolnad’s de Saint-Barthélémy pour y organiser une plateforme de distribution alimentaire permettant de nourrir de 8 000 à 10 000 personnes par semaine[vii]. Grâce à leur agilité et souplesse, ces associations locales ou micro-locales ont eu un rôle déterminant et indispensable face à une demande alimentaire soudaine et massive.
Demain, quelle(s) solidarité(s) alimentaire(s) ?
A court terme, poursuivre l’aide alimentaire en soutenant les associations
La demande d’aide alimentaire ne diminue pas malgré la sortie progressive du confinement, et les associations évaluent une hausse durable de près de 50% de leurs bénéficiaires. La précarité de ces nouveaux bénéficiaires ne devrait en effet pas s’arrêter dans l’immédiat, au regard de la crise économique qui se dessine. Pôle Emploi comptabilise déjà 1 089 000 nouveaux chômeurs de catégorie A inscrits en mars et avril 2020[viii] . A cela s’ajoute une reprise très partielle de l’école et des restaurations scolaires, alors même que les vacances d’été arrivent à grand pas, reposant directement la question de l’accès à l’alimentation pour les plus précaires.
Dans l’immédiat, le plus important est donc d’assurer la sécurité alimentaire de ceux qui n’ont pas d’autre option, aujourd’hui, que l’aide alimentaire. Toutefois, les efforts fournis durant la crise ont été intenses, en ressources matérielles et financières. Les associations sont inquiètes : pourront-elles répondre à cette forte demande sur une longue période ? Les stocks alimentaires s’amenuisent et elles ont dépensé, sans engendrer de recettes, durant trois mois. Les braderies et autres événements lucratifs, pourvoyeurs de revenus pour les associations, ont été annulés et ne pourront être reprogrammés dans l’immédiat en raison des mesures sanitaires. Pour poursuivre leur effort et assurer la pérennité de la distribution, les associations d’aide alimentaire appellent à un soutien financier conséquent et de long terme. En outre, trouver des bénévoles alors que les actifs retournent au travail et que les personnes âgées ne sont pas encore revenues est un enjeu majeur pour la poursuite de leur activité.
A long terme, questionner et repenser de modèle de solidarité alimentaire
En France, le mode principal de la solidarité alimentaire est l’aide alimentaire, soit, une solidarité par l’assistance qui prend majoritairement la forme de dons alimentaires. Plusieurs aspects de ce système sont montrés du doigt par les experts, notamment Dominique Paturel[ix] de l’Institut National de la Recherche Agronomique Elle souligne en premier lieu, le décalage avec la conception actuelle de gestion de la pauvreté visant l’émancipation des personnes via le travail et l’accompagnement social. Le don alimentaire pose la question de la dignité dans la gestion de la précarité alimentaire : les personnes en situation de précarité n’auraient droit qu’aux rebuts de la société de consommation pour se nourrir. Alors que la qualité des filières alimentaires est au cœur des débats depuis les années 2000 et que les systèmes alternatifs (circuits courts, bio…) se développent pour les publics plus aisés, cela ne transparait pas dans l’aide alimentaire où souvent la quantité est privilégiée à la qualité. Durant la crise, les personnes précaires ayant accès à une cuisine ont ainsi évoqué leur envie d’avoir plus de produits frais afin de pouvoir cuisiner. Toutefois, dans sa conception actuelle, l’aide alimentaire ne permet pas aux populations aidées, de choisir leurs produits. Ainsi alors que le Programme National Nutrition Santé recommande une part de 33 % de fruits et légumes, ils représentent seulement 26% des dons aux banques alimentaires et majoritairement sous forme de conserves. Par ailleurs, le fait de « subir » le choix de ses produits alimentaires empêche souvent de remplir les autres fonctions fondamentales liées à l’alimentation : le plaisir, le lien social, le partage. C’est un des grands paradoxes de cette crise sanitaire : la solidarité alimentaire a été essentielle et a montré toute son importance pour les personnes en situation de précarité mais son amélioration, pour passer d’une aide alimentaire à un accès à une alimentation émancipée et digne pour tous est un modèle qui reste à explorer et à inventer.
En France et à l’étranger, des alternatives – souvent à caractère communautaire – peuvent nous inspirer : glanage communautaire, agriculture urbaine, entreprises sociales alimentaires… En effet, les épiceries sociales illustrent une autre forme de solidarité alimentaire : les produits sont payants, à bas coût, et les clients ont le choix de ce qu’ils mettent dans leur caddy. Ce modèle des épiceries sociales n’est pas dépendant des dons des grandes surfaces alimentaires[x]. Pour éviter la stigmatisation des clients modestes, ces épiceries peuvent être ouvertes à tous et appliquer des tarifs différentiés en fonction des revenus. Un autre exemple peut être intéressant à explorer : celui des groupements d’achat communs. Grâce à ce système, le réseau associatif VRAC (Vers un Réseau d’Achat en Commun) présent à Lyon, Strasbourg, Paris, Bordeaux, Toulouse permet aux habitants des quartiers prioritaires de la ville d’acheter à prix coutant des produits de qualité, locaux, biologiques ou équitables. Initié en 2013 par le bailleur social Est-Métropole-Habitat et la Fondation Abbé Pierre, VRAC repose sur le collectif et les dynamiques locales. Les bénéficiaires participent par exemple à l’organisation de la vente. Il propose, aux habitants des QPV, un autre rapport à la consommation mais aussi à la santé et à l’image du soi, tout en créant du lien social. Pour ces deux options, épiceries sociales et achats groupés, encore faut-il avoir les ressources économiques pour un budget alimentaire.
Des voix se lèvent également pour le développement d’une « sécurité sociale de l’alimentation »[xi], qui fonctionnerait sur le modèle de la protection sociale orienté sur un accès égalitaire à une alimentation reconnectée aux conditions de sa production. Il s’agirait, d’attribuer une allocation alimentaire pour tous les habitants, issue de cotisations. Elle permettrait d’acheter des produits frais et de qualité, auprès de professionnels conventionnés. Ce budget alimentaire redonnerait ainsi le choix de ses produits, dans un échantillon de produits conventionnés et donc limités. Malgré ses bonnes intentions, la faisabilité économique et la pertinence de ce projet restent en question. Pourrions-nous créer de nouvelles cotisations ou augmenter les prélèvements actuels pour financer un tel projet ? Permettra-t-il l’empowerment des bénéficiaires, les amenant vers un accès émancipé à l’alimentation ou renforcera-t-il leur dépendance à l’aide sociale alimentaire ?
Au-delà des débats, ces alternatives et ces propositions ont le mérite d’ouvrir le débat sur une amélioration de la solidarité alimentaire actuelle. La réponse à apporter, ne pourra qu’être coconstruite par les différentes parties prenantes et notamment les bénéficiaires et les associations locales qui ont montré leur rôle essentiel dans le cadre de la mise en place de politiques de solidarité nationale.